
Pourquoi OpenText s’est détourné du décisionnel pour miser sur la gestion de contenu
En 2007, lors d’une interview accordée à Decideo, John Shackleton, alors président-directeur général d’OpenText, déclarait sans ambiguïté : « Nous ne sommes pas sur le marché du décisionnel. » Une affirmation étonnante, à l’heure où de nombreux éditeurs multipliaient les investissements dans la Business Intelligence (BI). Que cache ce choix stratégique ? Comment une entreprise canadienne, forte d’acquisitions comme Hummingbird, Genio et Andyne, a pu tourner le dos au marché décisionnel ? Plongée dans une vision à contre-courant.
OpenText : ADN ECM plutôt que BI
Fondée à Waterloo, au Canada, OpenText s’est rapidement imposée comme un leader mondial de la gestion de contenu d’entreprise (ECM). Sa mission : permettre aux organisations de structurer, stocker et retrouver l’information critique dans des environnements complexes et hétérogènes.
En 2006, OpenText acquiert Hummingbird, un éditeur canadien proposant à la fois des solutions ECM et des outils de Business Intelligence, dont les plus connus sont Genio (ETL – Extraction, Transformation, Loading) et Andyne (reporting et tableaux de bord). Beaucoup y voient un virage stratégique vers le décisionnel.
Mais très vite, Shackleton remet les choses au clair : « Nous n’achetons pas Hummingbird pour entrer sur le marché du décisionnel. Nous voulons renforcer notre cœur de métier : l’ECM. »
Genio et Andyne : des briques techniques, pas des produits phares
Genio était un outil ETL reconnu, utilisé pour alimenter les entrepôts de données. Andyne proposait des interfaces de visualisation et d’analyse. Dans n’importe quelle autre entreprise, ces deux technologies auraient été intégrées à une stratégie de conquête du marché BI. Pas chez OpenText.
Ces solutions sont repositionnées comme des composants intégrés aux plateformes ECM. Par exemple, Genio sert à intégrer des flux documentaires dans les systèmes OpenText, tandis qu’Andyne est utilisé pour générer des rapports d’utilisation de contenu ou des indicateurs de conformité.
Pourquoi refuser un marché aussi dynamique que la BI ?
En 2007, le marché mondial de la Business Intelligence est en plein essor. Les géants comme Business Objects, Cognos et Hyperion s’affrontent à coups d’innovations. IBM, SAP et Oracle sont déjà à l’affût. Pourtant, OpenText choisit délibérément de ne pas y entrer. Pourquoi ?
- Positionnement clair : OpenText veut être vu comme une entreprise ECM, pas un généraliste IT.
- Modèle économique différent : les cycles de vente BI sont plus complexes et moins récurrents.
- Culture d’entreprise : l’ECM repose sur la structuration et la conformité, là où la BI privilégie l’agilité et l’exploration.
- Marché déjà saturé : selon Shackleton, « il y a déjà trop de monde sur ce terrain ». L’entreprise préfère éviter l’affrontement frontal.
Une stratégie appréciée… ou redoutée ?
Si la stratégie est cohérente du point de vue d’OpenText, elle suscite des interrogations, notamment chez les clients historiques de Genio. En France, 300 des 600 clients mondiaux sont concernés. Beaucoup s’inquiètent de l’avenir de leurs outils.
OpenText annonce un support limité à trois ans pour les versions précédentes de Genio, contre des durées bien plus longues pratiquées ailleurs (Oracle, par exemple, maintient certaines solutions plus de dix ans après acquisition). Cette position provoque un malaise, et certains clients envisagent de migrer.
ECM vs BI : deux philosophies irréconciliables ?
Aspect | ECM (OpenText) | BI (Business Objects, Cognos…) |
---|---|---|
Objectif | Gérer, classer, archiver l’information | Explorer, analyser et visualiser les données |
Utilisateurs | Direction juridique, conformité, archivage | Direction financière, marketing, analytique |
Cycle de vie | Long, stable, structuré | Rapide, agile, évolutif |
Approche produit | Systèmes intégrés, centralisés | Solutions ouvertes, orientées usage |
Et aujourd’hui ? Que reste-t-il de cette stratégie ?
Depuis 2007, le marché a beaucoup évolué. OpenText a poursuivi sa stratégie ECM, rachetant des solutions comme Documentum (2016), Carbonite (2019), ou encore Micro Focus (2023). La BI, quant à elle, est devenue encore plus intégrée à tous les secteurs.
Pourtant, OpenText n’a jamais tenté de relancer Genio ou Andyne comme produits phares. Ils ont été absorbés, puis remplacés par d’autres composants dans l’écosystème ECM.
Conclusion : une stratégie à contre-courant mais assumée
En affirmant « nous ne sommes pas sur le marché du décisionnel », John Shackleton a marqué un choix stratégique fort. Ce refus d’élargir le périmètre d’OpenText vers la Business Intelligence a permis à l’entreprise de consolider sa position sur le marché ECM, mais aussi de tourner le dos à une vague technologique majeure.
Était-ce un bon choix ? Difficile à dire. Ce qui est sûr, c’est que cette stratégie a offert à OpenText une identité forte, cohérente, et une croissance continue — en témoigne son statut actuel de géant mondial du contenu d’entreprise.